Peux-tu nous parler de la genèse de ton ouvrage? Comment t’est venue l’idée du livre?
Dans Unnatural Disasters j’explique comment et pourquoi nous sommes de plus en plus trompés par le sophisme de la paille en plastique.
Je vous explique la métaphore. Nos actions ne suivent pas nécessairement nos intentions. Nos discours ne correspondent pas toujours à nos décisions. Nos politiques ne visent pas véritablement à résoudre nos problèmes. Nous bannissons la paille en plastique au nom de la protection de la planète. Mais nous n’avons pas ralenti notre rythme de consommation ni notre pillage de la nature.
Nous adoptons le discours du développement durable, de la résilience, de la participation citoyenne et de l’innovation. Mais nos actions ne visent pas nécessairement à protéger ni la nature ni les plus vulnérables. Certes, nous consommons de plus en plus de produits « verts » et « écolos ». Mais nous consommons de plus en plus de produits, point.
Depuis que nous avons adopté la rhétorique du développement durable à l’échelle planétaire, notre rythme de consommation n’a fait qu’augmenter. Nos maisons s’agrandissent pendant nos que nos familles diminuent en taille. Nous achetons de plus en plus de camionnettes VUS. Les inégalités augmentent. La planète se réchauffe. De plus en plus de gens sont forcés à se déplacer en raison de la violence et des impacts des changements climatiques.
En tant que professionnels de l’aménagement, nous participons, parfois inconsciemment, à ce sophisme. Nous oublions, par exemple, que le seul bâtiment véritablement durable est celui qui n’est pas construit, pas celui qui est certifié. Malgré nos bonnes intentions, nous sommes parfois complices d’un mensonge collectif.
J’ai écrit ce livre pour explorer les causes et les conséquences de ces contradictions.
On n’y échappe pas facilement. J’ai écrit plusieurs chapitres du livre dans un Starbucks, où j’ai consommé beaucoup trop de caféine (du café équitable !). J’étais devant mon MacBook, bien connecté à mon Google Drive, pendant que je pensais à la campagne de promotion du livre sur Facebook et Amazon. Mais il n’y avait aucune paille en plastique dans mes lattés glacés.
Ton livre s’ouvre sur une scène qui se passe à Port-au-Prince cinq mois après le tremblement de terre de janvier 2010. Tu es en Haïti à un colloque sur la reconstruction de la ville et tu ressens déjà que ce qui va se passer n’est pas ce qui devrait se passer. Peux-tu nous expliquer en quoi la supposée « reconstruction » de Port-au-Prince fut un échec et en quoi cet échec est emblématique d’une approche vouée à l’échec?
Le désastre de 2010 en Haïti est un magnifique (et triste) exemple de la déconnexion qui existe aujourd’hui entre nos intentions et nos actions. De la rupture entre nos politiques et leurs effets. Du clivage entre nos discours et nos décisions.
Après le désastre, politiciens, professionnels, organismes et agences internationales ont tous avancé des promesses spectaculaires. De Montréal à New York et de Bruxelles à Pétion-ville, le message était unanime : on allait coconstruire le Port-au-Prince de demain avec les Haïtiens. Des quartiers verts allaient remplacer les bidonvilles. Les communautés allaient s’adapter aux dangers. Des milliers d’emplois seraient créés. Des technologies vertes remplaceraient les anciennes façons de faire. Bienvenue enfin au développement durable et résilient dans les Caraïbes!
Or, ces plans n’ont jamais été mis en œuvre. Mais étaient-ils véritablement conçus pour fonctionner? Bien entendu, il y a eu quelques « pailles en plastique » pendant la reconstruction : on a construit un parc ici, une route là et quelques maisons quelque part. Mais la reconstruction en Haïti a été principalement une illusion collective. Un exemple des mirages que nous pouvons fabriquer aujourd’hui à l’aide de quelques concepts d’usage facile: durabilité, résilience, innovation, participation citoyenne, etc.
Nous pouvons faire mieux. Nous devons faire mieux. Nous ne pouvons plus nous contenter d’adopter le discours convenu. Il faut agir pour redresser les injustices sociales et environnementales qui ont causé la catastrophe en Haïti. Une catastrophe qui n’a rien de « naturelle ».
Effectivement, le titre de ton livre suggère que les catastrophes dites « naturelles » ont un impact démesuré pour des raisons qui ne sont pas liées à la nature mais bien à la société, à l’action des humains. D’ailleurs, dans ton premier livre, Rebuilding After Disasters, tu parlais déjà de la nature artificielle des désastres naturels. L’interaction entre la nature—en l’occurrence les changements climatiques—et la politique est un thème important de ton livre. Peux-tu nous expliquer cet enjeu?
Les désastres sont causés par des vulnérabilités et notre désir persévérant d’essayer de dominer la nature. Les aléas (tremblements de terre, inondations, tsunamis, etc.) déclenchent une destruction. Mais ce sont les facteurs de vulnérabilité qui causent le désastre. Souvent, les vulnérabilités sont créées par le racisme, la pauvreté, la marginalisation, l’exclusion et autres injustices sociales.
Nous produisons aussi des injustices environnementales susceptibles de créer des désastres. Un exemple est notre permissivité envers les désirs et les actes des plus privilégiés qui cherchent à s’éloigner du trafic et de la pollution de la ville en se rapprochant de la nature, de nos lacs, forêts, rivières ou encore de la mer.
Force est de constater que, dans notre désir incessant de nous connecter à la nature (arbres, oiseux, air pur, lacs, animaux), nous la détruisons et provoquons de nouvelles catastrophes. L’étalement urbain est un bon exemple des sophismes contemporains : notre « amour » pour la nature finit par la détruire. Voilà le type de contradictions qui m’intéressent.
À l’ère des changements climatiques, le caractère artificiel des catastrophes est plus vrai que jamais. Oublions les volcans et les tremblements de terre; nous, humains, sommes devenus la menace la plus meurtrière sur la planète.
Tu appartiens à un groupe d’architectes—les John Turner, Nabeel Hamdi et autres—qui ont pensé la question du logement dans le Sud global et, à partir de cette question, la question de la planification ou de la politique urbaine en général. Il s’agit d’un sujet que tu avais abordé dans ton deuxième livre The Invisible Houses. Comment vois-tu la relation entre le domaine de l’architecture et celui de la planification urbaine, des politiques publiques et de la politique en général?
L’aménagement de la ville et du territoire est une action politique. Elle permet (ou pas) notre participation à la vie civique. Elle détermine notre façon de socialiser. Elle nous permet ou nous empêche de vivre la vie que nous considérons digne d’être vécue. À l’ère des changements climatiques, elle est, littéralement, une question de vie ou de mort.
L’habitat, la réponse aux changements climatiques et la reconstruction post-désastre, sont également des actions politiques. Notre façon d’habiter est largement déterminée par des décisions de planification et de gestion. Elle est déterminée par des politiques qui échappent à l’échelle du projet.
Très souvent, cependant, les architectes choisissent de se soustraire aux principales décisions politiques. Une vision très réduite de la conception architecturale et du projet d’architecture a limité l’influence de l’architecte dans les décisions les plus fondamentales qui touchent à l’aménagement urbain et du territoire. Afin d’avoir un impact réel, les architectes doivent réinvestir leur influence au-delà de la phase de conception. Ils doivent développer des compétences en montage et gestion de projets. Ils doivent comprendre les processus de planification. Ils doivent être capables d’influencer les donneurs d’ouvrages plus en amont du processus, quand les décisions les plus importantes sont prises.
Nous avons besoin de professionnels (architectes, urbanistes, architectes paysagistes, designers) ayant les compétences nécessaires pour comprendre le caractère politique des actions requises pour faire face au réchauffement planétaire et pour diminuer les injustices et les inégalités sociales.
Dans ton livre, tu écris que l’idée de durabilité est devenue improductive, voire néfaste. Pourtant, c’est une idée qui a dû avoir son utilité, n’est-ce pas ? Tu l’utilises toi-même pour désigner le travail que tu fais avec les membres de ton Observatoire universitaire de la vulnérabilité, de la résilience et de la reconstruction durable et de ta Chaire Fayolle-Magil Construction en architecture, bâtiment et durabilité. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis sur le concept de durabilité ? Peut-on, malgré tout, utiliser ce terme de manière productive ? Faut-il lui chercher une alternative ?
Les notions de durabilité, résilience, participation citoyenne et autres ont émergé dans le but de corriger des erreurs du passé. Ces notions étaient originalement utiles pour créer un dialogue, élargir les champs d’action et faciliter des concertations. Mais elles ont été galvaudées. À peu près tout peut aujourd’hui être étiqueté comme étant « vert », « résilient », « durable », « participatif » ou « innovateur ». Les notions du développement durable, de la résilience, de la participation et autres ont été détournées et manipulées par les élites politiques et économiques pour promouvoir leurs propres objectifs.
Nous nous déplaçons en voiture électrique pour acheter des produits « bios et écolos » dans un centre d’achats certifié LEED, Novoclimat, et WELL, construit sur des terres agricoles et des écosystèmes naturels. Car la surconsommation est souvent celle que fait l’autre. Nos apps, nos voyages et nos lattés sont véritablement nécessaires (et pas si polluants, n’est-ce pas ?).
Pendant que nous assistons à la mondialisation et à « l’uberisation » des marchés, des produits et des services, nous assistons aussi à la mondialisation des concepts en aménagement : tout doit être durable, résilient, participatif, novateur.
Le rêve du mouvement environnementaliste aujourd’hui est de nous faire croire que nous sommes tous dans le « même bateau » face à « la même tempête » et que nous sommes tous également responsables de notre sort.
Dans Unnatural Disasters, je montre comment ce narratif est souvent faux. Il bénéficie seulement aux plus puissants. Il nous faut de nouveaux narratifs. Mais ces nouvelles représentations—contrairement à celles du développement durable, de la résilience, de l’innovation, et de la participation citoyenne—ne peuvent pas (ne doivent pas) être universelles. Elles doivent être basées sur les aspirations et les valeurs des communautés locales. Pour le reste des détails… il faut « consommer » mon livre.
Ton livre exprime à la fois un certain pessimisme et un certain optimisme. Tu dis au lecteur que la réponse aux changements climatiques et la conception de villes qui répondent vraiment à nos besoins et aux besoins de la Terre (je ne les appellerai pas « durables », « résilientes » et « participatives », puisque tu penses que ces termes ne veulent plus dire grand-chose), exigent des efforts mille fois plus grands que ceux que nous consentons actuellement. Mais tu montres qu’il y a dans nos sociétés des forces et des ressources qui pourraient être mises à contribution de manière significative. Comment parles-tu de cela à tes étudiants ? Comment les rends-tu conscients de l’énormité du défi tout en maintenant et en renforçant leur engagement à l’attaquer ? Quels rôles leur proposes-tu de jouer dans cet immense effort collectif ?
J’invite les étudiants à être critiques envers les principes qui régissent la culture de l’aménagement aujourd’hui. Je les invite à questionner leurs propres préjugés. J’initie avec eux la recherche de nouvelles explications. Ici, tout mot, principe et concept peut être mis à l’épreuve.
Nous discutons. Nous discutons de comment discuter. Et après nous continuons de discuter. Ensuite, nous discutons de la discussion. Et finalement, nous espérons pouvoir continuer de discuter. Car l’éthique de l’aménagement n’est pas un point d’arrivée. Elle est plutôt une attitude pour parcourir le chemin.
Tu le mentionnes dans ton livre, et tu insistes sur ce point dans tes travaux à la Chaire Fayolle-Magil Construction, qu’il faut une éthique de l’architecture, de l’urbanisme, de la politique urbaine. Que veut dire la notion d’éthique dans les champs de l’aménagement ?
Nous assistons à un moment potentiellement dangereux dans le domaine de l’aménagement. Nous avons adopté ce que j’appelle des « cadres éthiques préfabriqués ». Il s’agit de narratifs « prêts-à-porter » que nous utilisons pour justifier nos décisions. Vous connaissez déjà mes principales cibles : durabilité, résilience, participation citoyenne, innovation.
Ces cadres éthiques créent une fausse sensation de consensus. Qui peut être contre la durabilité? Qui oserait dire que la résilience n’est pas souhaitable? Comment dire que la participation citoyenne n’est pas la clé du succès? Comment s’opposer à une certaine innovation en 2021 pendant que vous lisez ce texte à l’aide d’une app sur votre iPhone dans un appartement loué sur Airbnb et que vous vous faites livrer mon livre par courrier?
Dans Unnatural Disasters, j’explique pourquoi et comment ces cadres « prêts-à-porter » affaiblissent le discours public et érodent la valeur de nos actions. J’explique pourquoi l’idée des consensus globaux est dangereuse. Je propose des exemples de la façon dont ces cadres préfabriqués cachent des réalités plus sombres et évacuent des narratifs plus pertinents.
Je soutiens que nous devons adopter une position plus réflexive. Nous devons mieux aligner nos intentions et nos actions. Nous devons remplacer ces cadres préfabriqués par un projet de réflexion éthique. Ceci implique une réflexion rigoureuse et soutenue sur la valeur de nos actions en aménagement. Il s’agit d’une invitation à évaluer et à réévaluer la valeur de nos actions, à réfléchir à la responsabilité que nous avons comme professionnels, ainsi qu’à la responsabilité du projet d’aménagement. Le défi est colossal. Si nous voulons véritablement protéger les plus vulnérables et la nature, nous devons faire bien plus qu’éliminer les pailles en plastique. Les sacrifices nécessaires sont énormes. Sommes-nous prêts à les faire?