Soutenance de thèse de Thomas Coulombe-Morency
Entre pratique et technique: Le design et la fabrique de l’émotivisme
Résumé :
Depuis plusieurs décennies, le champ du design connaît une expansion remarquable. D’un côté, il prolifère dans des domaines d’application de plus en plus variés — du design industriel au design de service, de l’expérience utilisateur à la spéculation. De l’autre, il apparaît dans des sphères qui lui étaient historiquement étrangères, comme la gestion ou les politiques publiques. Souvent saluée comme un signe de vitalité, cette extension a pourtant un prix : à mesure que le design s’étend, ses frontières se brouillent, ses définitions se multiplient, sa cohérence se fragmente. Jusqu’à faire perdre de vue l’idée même que le design pourrait désigner une pratique cohérente, fondée sur des finalités ou des savoirs distinctifs. Or, ce brouillage survient malgré plus de soixante ans de travaux théoriques qui ont tenté de clarifier la spécificité du design en décrivant ses manières particulières de penser, de raisonner et de connaître. Pourquoi ces savoirs peinent-ils à stabiliser le champ ? Est-ce une simple question politique et institutionnelle, ou bien le symptôme d’un impensé plus profond ? C’est cette seconde piste que cette thèse choisit de suivre.
Pour y arriver, nous proposons de quitter la description des savoirs en acte pour nous orienter vers les motifs d’action — approche téléologique. Car comprendre ce qu’est le design, c’est aussi se demander ce qu’il cherche à accomplir, ce qui en justifie l’existence, et les fins qu’il revendique. C’est dans cette optique qu’entre en scène la pensée du philosophe Alasdair MacIntyre qui — contre l’individualisme moral caractéristique de la modernité — appelle à concevoir les pratiques comme des « genres de vie » orientés vers des « biens internes », c’est-à-dire des finalités spécifiques qui sont rendues intelligibles par le temps long de l’histoire et dont la poursuite et l’obtention requièrent la subordination à des standards de même que le développement de dispositions à agir vers et pour ce(s) bien(s). Ainsi, ce n’est pas la compétence technique qui donne sens à une activité, mais l’idéal qu’elle poursuit, et celui au nom duquel ses membres agissent.
Pour appréhender les biens internes du design, cette recherche part des ambitions des designers : ce qu’ils disent vouloir faire, accomplir et réaliser. Elle sollicite un important travail de terrain : 35 entretiens, 250 heures d’observations auprès de designers issus de secteurs aussi variés que le design industriel, de service, social et d’expérience utilisateur. De ce matériau émergent huit ambitions : améliorer le monde, servir les usager·ères, critiquer et éveiller les consciences, maîtriser l’incertitude, faire autrement, séduire, donner du pouvoir, rendre durable. Mais toute ambition n’est pas un bien interne. Encore faut-il éprouver leur portée. C’est à ce point que s’ouvre une seconde lecture, plus critique : chacune de ces ambitions a été confrontée à quatre critères issus du cadre macintyrien — leur historicité, leur normativité, leur moralité et leur spécificité. Et ce que révèle l’analyse, c’est un paysage contrasté où nombre de ces aspirations s’avèrent à la fois morales, normatives et historiques, mais génériques. Une seule ambition traverse l’ensemble : le méliorisme. C’est cet engagement philosophique des designers envers un idéal d’amélioration du monde qui semble agir à titre de référentiel téléologique commun. L’idée d’un monde à parfaire est ce qui oriente la manière dont ils regardent, pensent et transforment le réel, et ce, sans égard des champs d’application.
Cependant, à y regarder de plus près, ce moteur tourne à vide. Il fédère sans articuler et inspire sans contraindre. Il affirme un impératif sans contenu : « faire mieux ». Mais selon quels critères ? Au nom de quelles valeurs ? En l’absence de ressources pour arbitrer entre des injonctions aussi distinctes que la beauté, l’originalité, la durabilité, l’empouvoirement ou le bien-être des usager·ères, les designers se retrouvent livrés à leurs propres préférences pour évaluer le bien-fondé du monde qu’ils aspirent à mettre en forme. Et c’est également ainsi que l’arbitraire devient principe de légitimation. Loin d’être anodin, ce glissement participe à l’oblitération de la distinction entre discours manipulatifs et non manipulatifs.
Faire du méliorisme le cœur du design, c’est le priver de la consistance nécessaire à sa reconnaissance en tant que véritable pratique. Dès lors, si le design n’est pas une pratique… qu’est-il vraiment ?
Jury :
Jean-Pierre Chupin, Président du jury - Professeur titulaire de l'école d'Architecture
Philippe Gauthier, Directeur de recherche - Vice-doyen secrétaire de faculté de l'aménagement - professeur agrégé de l'École de Design
Guillaume Blum, Codirecteur de recherche - Directeur du département de design, Professeur à l'École de technologie supérieur
Julien Prud'homme, Membre du jury - prof titulaire (Sciences humaines, UQTR)
Chantale Mailhot, Examinatrice externe - Professeure titulaire, Dép. de management, HEC Montréal
Marie Tremblay-Laliberté, Représentante de la doyenne, Professeure adjointe de l’École de design
Programme : 300511 Doctorat interdisciplinaire en aménagement
Date : Le 9 septembre à 13 h 30
Lieu : Salle 1150 du Pavillon de l'aménagement
Emplacement : Salle 1150 - Faculté de l'aménagement, UdeM