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In Memoriam - Jean-Louis Cohen

Stephan Kowal, Anne Cormier, Jean-Pierre Chupin et Georges Adamczyk rendent hommage à l'architecte et historien, Jean-Louis Cohen, disparu prématurément le 7 août dernier. Jean-Louis Cohen était professeur associé à l’École d’architecture et détenteur d’un doctorat honoris causa de la Faculté de l’aménagement. Cet hommage donne la parole à quatre collègues de l’École d’architecture qui témoignent de la contribution de ce grand historien de l’architecture.


Ce géant du monde de l’architecture nous quitte prématurément et laisse un grand vide pour notre discipline. Figure marquante et influente, véritable encyclopédie vivante, érudit volubile et pointu, Jean-Louis Cohen nous lègue une importante bibliothèque d’écrits, marquée d’approches des plus méticuleuses à la recherche et à l’histoire de l’architecture.

J’aurai eu l’exceptionnelle opportunité d’enseigner à ses côtés alors que j’étais doctorant : dans une collaboration avec l’École d’architecture de l’Université de Montréal, Jean-Louis Cohen avait organisé à l'automne 2009, un atelier qui constituerait une contribution à la préparation de l'exposition Architecture en uniforme, projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale, qui aurait lieu au Centre Canadien d'Architecture au début 2011. Grâce à un soutien immédiat et déterminé d'Anne Cormier – alors directrice, il avait proposé aux étudiantes et étudiants de troisième année du baccalauréat, d’analyser les effets de la Deuxième Guerre mondiale sur des systèmes architecturaux de l’époque. Moment de préparation intense de l’exposition, Jean-Louis offrait généreusement un point de vue privilégié sur ses approches à l’histoire, à la recherche et aux expositions d’architecture, tout en laissant entrevoir son intérêt pour la production et les réinterprétations architecturales contemporaines. Il avait réinventé la formule même d’atelier d’architecture, pour y inclure des recherches documentaires historiques, ainsi que l’interprétation et la traduction de grands ouvrages à l’étude dans la formulation d'hypothèse de représentation tridimensionnelle d’objets et de systèmes, donnant sur la réalisation de dispositifs expérimentaux faisant appel à des maquettes et à la photographie. Fort moment d’apprentissage pour les étudiants et le jeune enseignant.

Jean-Louis Cohen nous manquera beaucoup; il aura marqué et marquera encore, plusieurs générations de notre discipline.

─ Stephan Kowal, Ph.D., professeur adjoint

 

Jean-Louis Cohen a profondément marqué mon parcours académique et professionnel. C’était aussi un ami très cher. Au milieu des années 1980, la remarquable vivacité intellectuelle du jeune professeur qu’il était alors m’avait incitée à choisir de travailler sous sa direction dans le cadre de mes études en architecture urbaine à l’UPA Paris-Villemin. Le programme réunissait plusieurs figures importantes de la scène architecturale parisienne, dont Bernard Huet qui en était le directeur. Les rencontres avec Jean-Louis, parfois très espacées, étaient toujours précises et éclairantes. Malgré ses très nombreuses activités, il reprenait sans hésiter le suivi de ma recherche.

Dans les années qui suivirent, j’eus le plaisir de le croiser à quelques reprises à Montréal qu’il fréquentait régulièrement et où il a réalisé d’importantes expositions. Une première fois, en 1991, à l’occasion du vernissage de l’exposition Les années 20 : l’Âge des métropoles au Musée des Beaux-Arts pour laquelle il avait réalisé le volet traitant de l’architecture et de l’urbanisme. Le commissaire de l’exposition, Jean Clair, avait fait appel à Jean-Louis, un grand érudit en la matière. Il savait insuffler sa passion pour les grandes métropoles, ce qui n’est pas totalement étranger au choix du nom de mon petit atelier d’architectes.

À l’automne 2009, alors que j’étais la directrice de l’École, il a gracieusement accepté de diriger un atelier de troisième année de baccalauréat à mon invitation. Cet atelier, une contribution à la préparation de l’exposition Architecture en uniforme, projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale (présentée au Centre Canadien d’Architecture en 2011) proposait « l’examen d’un épisode historique essentiel dans la construction du monde moderne, et qui associe de multiples nations dans des rapports conflictuels stimulant l’invention technique et architecturale. » Je suis persuadée que cette expérience singulière demeure présente à la mémoire du groupe d’étudiants qui y a participé, comme elle l’est à celle de Stephan Kowal, doctorant à l’époque et assistant de Jean-Louis pour le trimestre. Par la suite, il devait contribuer généreusement aux activités de l’École à titre de professeur associé, prononçant plusieurs conférences et enrichissant nos réflexions sur la recherche en architecture. Cela demeure l’un des très beaux souvenirs de mon passage à la direction.

Tout récemment, en réponse à mes vœux d’anniversaire, il me rappelait, de sa colline d’Ardèche, l’importance pour l’architecture de manifestations telles que la Biennale de Venise qui ont le potentiel de construire un propos stimulant et terminait en anticipant des années à venir bien remplies. Son départ prématuré est brutal.

─ Anne Cormier, professeure titulaire, chercheure au LEAP, architecte Atelier Big City

 

Jean-Louis Cohen restera un modèle non seulement pour son érudition et sa mémoire légendaires, mais également pour sa générosité et son souci indéfectible de soutenir les collègues et tout particulièrement les jeunes chercheurs.

L’équipe du laboratoire LEAP a souvent bénéficié de ses conseils, peu complaisants, mais toujours bienveillants, et il faisait office de point de référence (les Anglais disent « moral compass », mais je ne suis pas certain qu’il aimait cette drôle d’expression). À choisir je crois qu’il aurait préféré ce que l’on entend en français par « homme libre ».

Quand j’ai eu l’honneur de passer d’une chaire universitaire à une chaire de recherche du Canada, il m’a enjoint de préserver un équilibre entre les activités d’animation de la recherche et la recherche patiente, plus fondamentale. Il trouvait que nous n’avions pas assez de collaboration avec d’autres départements universitaires hors de la faculté, et voyait la recherche architecturale comme un liant entre des univers disparates.

L’an dernier, ses conseils se sont concrétisés dans un soutien impeccable auprès des prestigieuses éditions Bloomsbury dont il a su convaincre un directeur de collection d’accueillir la traduction augmentée de mes recherches sur la pensée analogique. J’ai travaillé plus de 30 années sur ces réflexions et études sur l’analogie en architecture et le moins que je puisse faire aujourd’hui c’est tout simplement de lui dédier cette version anglaise qui sort en août 2023, même si je ne sais plus à qui envoyer son exemplaire désormais. 

Je me demande encore comment il parvenait à organiser ses journées, car il a souvent remis ses propres livres à l’ouvrage, il les a révisés et améliorés et il m’avait confié lors de son dernier passage à Montréal en avril dernier, qu’il n’avait pas moins de cinq livres en chantier. 

Cher Jean-Louis, la recherche architecturale est désormais orpheline, mais dans quelques semaines nous nous réveillerons en pensant à toi, car tu reviendras nous enjoindre de travailler sans relâche et d’écrire toujours et encore. Tu en avais fait ta règle de vie, comme un modèle vivant d’érudition et de partage.

Bonne route.

─ Jean-Pierre Chupin, professeur titulaire, CRC-ACME + LEAP

 

À la mémoire de Jean-Louis Cohen

Je partageais avec Jean-Louis Cohen mes origines de « parisien errant ».

Je l’ai croisé tout d’abord dans mes lectures militantes et prudentes de la « Nouvelle critique » dont son père Francis Cohen fut l’un des directeurs, puis dans mes lectures historiennes sans frontières parcourant ses écrits sur la ville de Paris ou sur Le Corbusier, parfois associant les deux, et surtout en m’immergeant dans ces descriptions urbaines ou plus précisément interurbaines comme il aimait à le dire, où une ville en cachait souvent une autre venue d’ailleurs.

J’ai eu le bonheur de le rencontrer et de discuter avec lui pour la première fois au CCA au printemps 1999 lors des échanges organisés autour de l’ouvrage Anxious Modernisms : Experimentation in Postwar Architectural Culture dirigé par Sarah Williams Goldhagen et Réjean Legault qui fut publié en 2001.  J’ai alors découvert sa formidable mémoire, sa rigueur et sa générosité, qualités que m’avaient déjà décrites nos amis communs à Paris, Michel W. Kagan et Nathalie Régnier Kagan et à Montréal ma collègue Anne Cormier.

C’est d’ailleurs Anne qui fut à l’origine de son rapprochement avec notre école. Ses contributions à nos réflexions sur la recherche architecturale menées au sein du LEAP ainsi qu’à nos séminaires ont été très précieuses. Son attention aux projets des jeunes professeurs et des étudiants, ses remarques incisives qui pouvaient d’un coup ouvrir une nouvelle piste, ses encouragements à ajouter aux sources des archives et des livres les témoignages vivants ainsi que les nécessaires constats sur les lieux mêmes. Surtout, il nous poussait à ne pas hésiter à se déplacer ailleurs, un autre pays, une autre discipline, pour que nos yeux voient mieux le monde d’ici.

Ma bibliothèque comprend de nombreux livres de Jean-Louis Cohen. Certains ont fait date comme La coupure entre architectes et intellectuels ou les enseignements de l’Italophilie, paru pour la première fois en 1984 et réédité en 2015. D’autres, plus récents comme Le Corbusier : tout l’œuvre construit avec les photographies de Richard Pare, publié en 2018, étaient encore ouverts sur ma table alors que la nouvelle de son décès m’a terrifié comme toutes celles et ceux qui l’estimaient et l’aimaient.

Parmi les centaines d’articles qu’il a écrits, je pense à deux articles de circonstances qui ont compté pour moi au cours des débuts de ma carrière d’enseignant. Le premier décrit une tension qui m’habitera toujours : « Répression de l'espace sensible ou rejet de la science », dans Histoire et théories de l'architecture, publié en 1975 par l’Institut de l'Environnement. Le second est l’irruption, inattendue pour moi à l’époque, de son intérêt pour Los Angeles et pour l’architecture de Charles Eames et de Frank O. Gehry dans cet article paru dans la revue Architecture, Mouvement, Continuité en 1982, : « Charles Eames, Frank O. Gehry : la maison manifeste ». J’en ai gardé le goût de la comparaison et celui du manifeste.

J’ai visité de nombreuses expositions dont Jean-Louis Cohen fut le commissaire ou un collaborateur important. Bien entendu, Paris la ville et ses projets, l’exposition permanente qu’il a dirigée avec Bruno Fortier en 1989 au Pavillon de l’Arsenal à Paris était devenue un passage obligé à chacun de mes séjours parisiens. Mais je garde aussi un souvenir très fort de son double travail comme commissaire et scénographe de l’exposition présentée à l’IFA en 1995 et nommée simplement André Lurçat; architectures modernes. Une suite à sa thèse de doctorat soutenue dix ans plus tôt. Ses expositions au CCA furent des découvertes importantes, troublantes et édifiantes sur l’architecture et la guerre, la guerre au front et la guerre froide. Ici, je ne peux manquer le souvenir de la présentation à la Galerie de l’UQAM en 1981 de l’exposition itinérante, Architectures Allemandes 1900-1933, préparée avec sa collaboration scientifique par le CCI au Centre Georges-Pompidou en 1979. Ce fut aussi l’occasion d’une des premières rencontres avec cet autre new-yorkais d’adoption, Kenneth Frampton. Deux rencontres critiques fécondes : l’internationalisme critique et le régionalisme critique.

Mes derniers échanges avec Jean-Louis Cohen remontent à quelques jours, fin juillet, alors qu’il était à Shanghai. Encore une fois, je profitais de sa grande générosité en lui demandant quelques conseils pour un petit essai sur la maquette en contexte d’exposition. Ces réponses furent comme toujours précises et chaleureuses avec ce petit plus : pourquoi ne pas regarder ceci ou cela aussi? Et puis cette lumineuse et souriante formule pour décrire ma démarche: la « maquettologie ». Ce grand érudit, qui n’hésitait pas à se moquer de lui-même en se définissant dans les pages de la revue MARK « comme un pervers polymorphe en matière d’information », était aussi ce grand homme gentil, affectueux et attentif.

Adieu Jean-Louis

─ Georges Adamczyk, professeur titulaire

 

 

L’École d’architecture et la Faculté de l’aménagement tiennent à transmettre leurs plus sincères condoléances à toute la famille ainsi qu'aux proches de Jean-Louis Cohen.


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