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Échange avec les auteurs de la publication The Rise of Awards in Architecture


Publié par Jean-Pierre Chupin, Carmela Cucuzzella et Georges Adamczyk, l’ouvrage analyse les pratiques de reconnaissance de la qualité des œuvres architecturales par des prix, des récompenses et des concours. Raphaël Fischler s'entretient avec les auteurs.

 

Ce volume a été publié sous la direction de trois personnes, avec des contributions de onze personnes, dont quatre étaient des étudiants au doctorat au moment de sa parution.  Pouvez-vous brièvement nous présenter la genèse de l’ouvrage, la manière dont il a été conçu et réalisé ?

Ce livre a pris naissance dans un projet de recherche financé par une subvention SAVOIR du CRSH de 2016 à 2020. La recherche portait sur la qualité architecturale des institutions culturelles, dont nous avions fait l’hypothèse qu’elle pouvait être étudiée au filtre des prix d’excellence. Cette interrogation sur la qualité se trouvait à l’intersection d’une investigation des dispositifs de reconnaissance de la qualité au programme d’une chaire interne (devenue depuis une chaire de recherche du Canada) et des travaux du Laboratoire d’étude de l’architecture potentielle. Dans cette enquête inaugurale sur les prix, nous avions catalogué, comparé et catégorisé des cas exemplaires de qualité architecturale depuis le milieu des années 1990 au Canada. La recherche a impliqué une analyse diachronique et synchronique du discours et une analyse formelle. Nous avons comparé des ensembles de bâtiments primés en déconstruisant les dispositifs de jugement. À partir de ces analyses, nous avons élaboré des cartographies à la fois historiques, théoriques et critiques que nous avons commencé très tôt à rendre publiques sur le site des Archives de l’exemplarité en architecture et dans l’environnement bâti (https://architecture-excellence.org/fr/). C’est à partir de cet ensemble grandissant de données que s’est imposée la nécessité de mieux comprendre le phénomène des prix en tant que tel. Le fait qu’il existait très peu de recherches et donc de publications sur les prix en architecture nous a encouragés à systématiser la collecte d’informations.

Les auteurs ont participé à de nombreux jurys de concours et de prix en design et en architecture au fil de leur parcours et ils ont pu observer cette montée en puissance des prix d’excellence dans les trois dernières décennies. Notant que la question des prix d’excellence fait l’objet de recherche dans plusieurs autres domaines culturels et scientifiques, les auteurs ont sollicité les chercheurs en design et en architecture et les jeunes chercheurs en vue de réunir les résultats de leurs travaux ou de leurs observations dans un ouvrage qui a l’ambition de définir un nouveau champ de recherche dans les domaines de l’environnement bâti. Ce livre est une première pièce au dossier, qui rassemble aussi des auteurs américains, européens et canadiens qui avaient déjà travaillé sur certains cas remarquables tels que les Pritzker Prizes ou les Prix de Rome, ou encore les prix en France et en Belgique. L’équipe canadienne s’est réparti les sujets sous la forme de grandes questions adressées aux prix. Chaque chapitre du livre ouvre une question sur la qualité, sur les prix verts, sur les prix patrimoniaux, les prix littéraires, les prix réservés aux architectures scolaires, etc.

Ce livre nous parle des prix d’excellence en architecture dans une perspective historique.  Pourquoi est-il important de parler des prix d’excellence et pourquoi est-il important d’en faire une analyse historique ?

Cet ouvrage est la première étude qui s'intéresse à la croissance exponentielle, depuis les années 1980, des prix d’architecture et d’environnement bâti. Les données originales, compilées et résumées dans les annexes, couvrent plus de 150 organisations décernant des prix dans une trentaine de pays. Notre inventaire comprend plus de 24 000 prix décernés dans le cadre de plus de 3 100 événements, dont le plus ancien est le premier Grand Prix de Rome d'architecture occidentale, décerné en France en 1720. Même si elle est relativement vaste, cette liste ne peut être considérée comme exhaustive, car il manque des données sur la Chine, l'Inde et de nombreux autres pays.

Pendant près de deux siècles, il n'y a guère eu plus de deux prix d'architecture par pays. À partir des années 1960, le nombre d'organisateurs de prix a commencé à augmenter lentement, mais régulièrement jusqu'à ce qu'il atteigne environ une vingtaine en 1980. Après cette période, il y a eu une croissance littéralement exponentielle entre 1980 et notre date cible de 2020. Nous sommes passés de moins de 20 organisations au début des années 1980 à plus de 100 grandes organisations célébrant l'architecture chaque année. Dans le seul contexte canadien, il y a plus de 70 organismes qui décernent des prix dans tous les domaines de l'environnement bâti (c.-à-d., architecture, design, architecture de paysage, design urbain). Notre livre présente les premières visualisations graphiques de cette croissance exponentielle tant du nombre de prix que du nombre de réalisations primées par type de prix.

Face à la prolifération des prix et à la forte poussée de la profession d'architecte vers le marché de la célébrité et du marketing ou « branding », dans une économie généralisée des singularités, les prix décernés par les pairs, dans le cadre des organisations professionnelles, conservent néanmoins leur statut d'indicateurs d'une pratique exemplaire. On peut dire qu'à travers l'attribution de ces prix d'excellence, la profession se représente elle-même tout en indiquant les tendances et les valeurs qui l'animent. Nous ne sommes ni sociologues ni historiens, mais la compréhension d’un phénomène aussi complexe appelle une multiplicité d’approches et de connaissances.

Comment peut-on expliquer ce phénomène que vous évoquez, cette augmentation exponentielle, non seulement du nombre d’organisations qui décernent les prix, mais aussi le nombre de prix que chaque organisme attribue ?

Le mécanisme actuellement à l'œuvre dans la croissance vertigineuse des prix en architecture est à l’effet que l'augmentation de la valeur marchande espérée comme première conséquence d'un prix est doublée d'une augmentation de la valeur culturelle de l'œuvre ainsi reconnue. En cela, l'architecture ne diffère guère de ce qu’un sociologue comme Pierre Bourdieu et un critique littéraire tel que James English ont identifié comme un mécanisme de constitution de la valeur. Toutefois, il est possible qu'un prix d'excellence ne signifie pas tant une valeur absolue de qualité qu'une reconnaissance accordée à la meilleure soumission aux prix de l'année en cours. Autrefois, l'excellence était perçue à travers le filtre d'une certaine rareté. Cette qualité est devenue obsolète. Il est possible que notre époque centrée sur les médias sociaux cultive les projections d'images, le narcissisme et la sociabilité, nourrissant à son tour un grand besoin de reconnaissance chez les architectes et les designers. Enfin, il semble y avoir une concordance entre l’intérêt croissant du public pour un meilleur environnement bâti et celui porté par les multiples acteurs de l’industrie de la construction à la célébration de la recherche de la qualité de leur contribution, y voyant un moyen de mettre en lumière l’importance de cette contribution et, sans doute aussi, un moyen de faire valoir leur rôle distinctif.

Comme les évaluations que nos étudiantes et étudiants reçoivent pour leurs projets d’atelier, les prix d’excellence en architecture sont donnés par des jurys dans des processus d’évaluation qui ne sont pas bien compris.  On entend même dire que le jury d’évaluation est une boite noire dans laquelle entre l’image graphique du projet et de laquelle sort une appréciation verbale, et que la transition entre les deux est un mystère.  Que diriez-vous à la personne qui voit beaucoup d’arbitraire dans les jugements portés sur les projets d’architecture ? 

A priori il peut sembler évident de comparer les situations d’évaluation en contexte acdémique et en contexte professionnel. Mais ces deux situations d’évaluation sont très différentes. L’évaluation des projets dans les programmes d’architecture est toujours encadrée par des critères (le programme, le plan de cours de l’atelier, les critères de performance prévus dans l’agrément du programme, les principes d’équité à respecter). De plus, l’évaluation est ensuite revue par l’ensemble des enseignants et le coordonnateur. Et, finalement, il existe une procédure de révision. On est loin de la boîte noire! Et pour finir, l’équipe de visite du Conseil canadien de certification en architecture valide tous les cinq ans nos procédures, qui sont aussi sujettes à une auto-évaluation régulière. 

Quant au jugement de l’excellence des réalisations en architecture, on doit concéder qu’il varie selon les contextes, les règles, les jurés. Dans les concours, ce jugement est clairement le résultat d’une délibération offrant la possibilité d’expression de points de vue particuliers, ce qui n’est vraiment pas le cas en contexte de formation et ce qui n’est pas aussi clairement le cas pour tous les prix. Pour répondre en détail à une question aussi vaste que celle du jugement, il faudrait comparer le fonctionnement d’un jury de concours où il n’est pas rare que le jury dépasse la dizaine de membres opérant sur des dossiers parfaitement comparables, et la plupart des prix canadiens qui rassemblent tout au plus trois ou quatre personnes autour de documents qu’il n’est pas aussi aisé de comparer que l’on pourrait penser. Ce n’est pas une boîte noire, mais il reste beaucoup de travail à faire pour en éclairer les mécanismes et les constantes.

Il faut distinguer deux types de prix : les prix octroyés lors d’un concours, qui visent à sélectionner un projet à construire, et les prix d’excellence donnés à des projets déjà réalisés (ou aux architectes qui les ont conçus).  Vous posez une question intéressante : dans quelle mesure l’obtention d’un prix lors d’un concours se traduit-elle par l’obtention de prix d’excellence après la réalisation du projet ?  Que sait-on de cette corrélation, si elle existe ?  Si la corrélation n’est pas très forte, qu’est-ce qui peut expliquer la différence de jugements portés sur le projet avant et après sa construction ?

Comme nous l’avons évoqué pour la question précédente, cette question de la comparaison entre concours et prix et surtout cette corrélation est certes pertinente, mais elle ne fait pas l’objet de notre ouvrage. De nombreux facteurs peuvent expliquer les appréciations différentes entre le projet primé et la réalisation non primée. Nos interprétations des quelques données à ce sujet sont ambivalentes. Le premier facteur est bien entendu l’écart entre le projet et sa réalisation, ce qui est assez courant. Dans la suite de nos travaux, cette question sera nécessairement abordée comme celle du vécu de la qualité dans le temps (ce que ni les concours ni les prix ne sont actuellement en mesure de véritablement apprécier).

Une partie du livre porte sur les prix d’excellence en durabilité de l’architecture.  La multiplication de prix de ce type est directement liée à la montée du développement durable comme norme de qualité.  Mais les auteurs posent la question : dans quelle mesure les prix qui touchent à la durabilité sont-ils un moteur de diffusion de cette norme dans les pratiques, donc d’une remise en question des manières de faire, plutôt que l’expression d’une tentative de récupération ou de « greenwashing » par des acteurs de la construction peu enclins à changer les choses de manière drastique ?

L'émergence des prix environnementaux trouve ses racines dans les révolutions écologiques des années 1960 et 1970. En les filtrant à travers les quatre piliers d'un modèle global de développement durable (environnemental, social, culturel, économique), on constate cependant que ces prix environnementaux ont désormais acquis suffisamment d'autonomie pour caractériser la performance environnementale selon des critères distincts des normes établies au fil des décennies. Il n'est toutefois pas certain que les prix verts parviennent à dépasser les approches techniques généralement quantitatives qui sont à l'origine de leur création. Il ne faut donc pas confondre ce qu'un prix vert peut évaluer en termes de performance environnementale avec ce qu'une norme peut réglementer. En effet, certains bâtiments exemplaires bousculeront inévitablement les cadres établis des normes.

Ce qui est évident, c'est la dispersion des critères dans les prix de la construction écologique. Dans certains cas, une exigence stricte de mesurabilité des caractéristiques environnementales reste la principale priorité alors que dans d'autres cas, il y a une absence totale de quantification. Que signifie un tel écart ? Il y a une grande diversité de programmes de prix verts et cette variété est la preuve d'un méli-mélo de critères qui témoigne d'une certaine confusion quant à la signification réelle de l'"excellence" dans le contexte des bâtiments écologiques. La grande diversité des cadres d'évaluation, des intentions de projet et des piliers de la durabilité montre que l'attribution de prix écologiques en architecture reste ambivalente après toutes ces années et qu'elle bénéficierait d'un accord international comme base d'un cadre commun. Ce cadre pourrait répondre aux attentes suscitées par la mise en œuvre des objectifs de développement durable des Nations unies, plutôt que par des changements régionaux, et parfois simplement cycliques, dans les normes, les critères et les certifications.

Revenons pour conclure à la question du jugement, c’est-à-dire l’évaluation du projet architectural à la lumière de certaines normes. Quel rôle les professeurs et professeures d’architecture peuvent-ils ou peuvent-elles jouer dans le processus d’évolution des normes ?  Comment peuvent-ils ou peuvent-elles contribuer à la réflexion collective qui fait émerger ou s’affirmer de nouvelles normes ?

L’enjeu normatif et les valeurs qui le portent sont effectivement une question qui concerne les enseignants et les chercheurs alors que, précisément comme nous croyons l’avoir montré, cette quête normative n’est pas sans contradiction, un prix pouvant en chasser un autre. La réponse semble plutôt relever de la mission critique des universités en ce qui touche à la formation des futurs architectes.

C’est justement en s’appuyant sur l’importance de la mission critique de l’université que les chercheurs et professeurs peuvent apporter une contribution concrète à la discussion sur le cadre normatif de la pratique professionnelle dans les divers forums (associations professionnelles, regroupements de constructeurs, administrations publiques, promoteurs immobiliers, autres acteurs de l’industrie). Cela ne pourrait-il pas se traduire par une définition plus fine des catégories architecturales pour l'attribution de prix d'excellence avec des critères de jugement articulant de manière plus cohérente la sphère professionnelle, la sphère scientifique et la sphère publique ?

 

The Rise of Awards in Architecture
Jean-Pierre Chupin, Carmela Cucuzzella & Georges Adamczyk (Eds.)
Wilmington, Vernon Press, 2022
ISBN: 978-1-64889-429-9